TRIGGER WARNING

— violences sexuelles sous-entendues – lecture recommandée à partir de 12 ans —

“Pauvre crapaud, toi tu me comprends, laid et difforme comme tu es. Le monde est cruel pour les gens comme nous.”

Triptyque élaboré à six mains avec Hubert au scénario et à la couleur et le couple Kerascoët au dessin (Marie Pommepuy et Sébastien Cosset), Beauté est un conte de fée qui essaie de dépasser les coutumes. Le trio avait déjà travaillé ensemble par le passé sur Miss Pas Touche et a remis le couvert en 2011 avec l’histoire de Beauté… originellement appelée Morue.

On aborde ici le thème des privilèges inatteignables pour qui n’est pas né dans le bon berceau. Si Beauté y arrive, ce n’est pas par ses propres moyens, et cela ne lui attirera pas que des avantages. Pourquoi remettre son destin entre les mains d’une force supérieure ? Une héroïne de conte ne peut-elle pas s’en sortir toute seule ? Est-elle obligée de se limiter à son physique “magique” ?

Paysanne en détresse

Tout commence dans une contrée logée dans le Royaume du Sud. Morue, notre future Beauté, est une pauvre jeune femme qui n’a que sa mère pour famille, toutes deux hébergées par une tante. Véritable laideron de naissance, elle n’a rien pour elle et quasiment personne ne l’aime. Elle est méprisée au point d’être reléguée à l’écaillage des poissons. À défaut d’être vue, on la sent…

Un jour, fatiguée de ces mauvais traitements, elle fait une pause dans la forêt et tombe nez à nez avec un crapaud. À bout, se sentant incomprise, elle verse une larme de compassion sur le dos de la bestiole. Celui-ci s’avère être la fée Mab, qui, pour la remercier de l’avoir libérée d’un mauvais sort, exauce son vœu le plus cher : être belle. Morue n’y croit pas au début, car le sort n’a pas véritablement changé son apparence ; il a plutôt modifié la perception des autres vis-à-vis d’elle. Seulement, elle prend vite conscience des répercussions de ce cadeau.

Sa nouvelle apparence est loin d’être quelconque et attise toutes sortes de convoitises. Morue, devenue Beauté, est obligée de fuir son village natal en se réfugiant chez le seigneur local, Eudes. Elle gravit très vite l’échelle sociale par la seule force de son minois jusqu’à attirer l’attention du roi du Sud… et l’épouser ! Son manque de connaissances sur le monde la faisant passer pour une cloche, elle s’intègre très facilement parmi les nobles dames du Sud.

Aussi belle que stupide, Beauté se sent véritablement à sa place dans ce nouveau rôle. Elle est là pour faire joli et se prête volontiers au jeu en titillant les nobles du coin sans jamais véritablement tromper son mari. Séances coiffures, parties de cache-cache, essayage de robes luxueuses : tout y passe et tout doit être somptueux pour sa Majesté qui ne saurait se contenter du minimum. Pendant ce temps, la politique du royaume traverse des crises… mais aux yeux de Beauté, pourquoi s’en soucier quand il suffit de rendre la misère agréable à regarder ?

Si le succès est au rendez-vous les premières années, elle prend peu à peu conscience des injustices de son monde et de l’emprise des diverses autorités, humaines comme féériques. Elle tentera alors de prendre les choses en main… en détournant ses atouts pour se faire entendre !

La magie des tractations politiques

Si l’époque semble ancrée dans la fantasy médiévale, quelques éléments font penser à la Renaissance italienne ; d’autres régions de ce monde peuvent s’apparenter à la Scandinavie, aux Balkans…. Cependant, sans époque ni lieu précis, l’imagination du lecteur a tout le loisir de s’approprier le contexte.

En effet, Beauté est un conte de fée qui cache bien son jeu. Si chaque personnage commence ancré dans un stéréotype donné, l’histoire lui donnera l’occasion de jouer avec ceux-ci pour mieux les remettre en question. Et on peut comprendre cette volonté, au vu du destin réservé à ceux qui préfèrent rester coincés dans leurs idéaux magiques. On notera une certaine fragilité à ce royaume somme toute très patriarcal…

Une princesse-héritière martiale, un roi viriliste terrorisé par les fées, une royale damoiselle bien plus débrouillarde que le voudrait son éducation… chaque personnage est une pièce qui, en interagissant les uns avec les autres, forment un puzzle allant bien plus loin qu’un simple cadeau de bonne fée. Qui aurait pensé que l’esthétique serait politique ? Et à qui sert le chaos involontairement semé par la divine Beauté ?

L’art et la manière d’être belle

À son trait fin façon ligne claire, ses aplats de couleurs et ses motifs fourmillants, le dessin ne se cache pas de reprendre les codes de l’art nouveau ; chaque case pourrait être une mini-illustration.

L’aspect épuré permet de rendre la magie qui imprègne ce monde plus crédible ; les apparences changent, montrant l’intangibilité des sortilèges, et les personnages passent d’une grande élégance à des attitudes parfois très cartoon. Pour preuve, on passe d’une scène de “torture” à base de chèvre qui lèche les pieds de la victime à des séquences entières montrant l’horreur des guerres de royaumes.

Quelque chose rappelle très justement les contes classiques avec un langage assez soutenu, voire en vers pour les fées, dans les dialogues. Les moments où les classes sociales se rencontrent montrent des écarts de niveau de langage mais cela reste rare. Le tout reste fluide et donne parfois l’impression d’une pièce de théâtre, aidé par l’absence de perspective dans certaines cases au profit d’un aspect vignette en 2D.

Une Odalisque de toute Beauté.

L’histoire se lit facilement car, si les péripéties évoluent vers de plus en plus d’intensité, la légèreté du dessin aide à ne pas se sentir noyé par la trame. On ressent le découpage “chapitre par chapitre” grâce aux transitions claires entre les différents lieux et époques.

Des problématiques pas si médiévales

Beauté est un personnage qui revient de loin, un exemple de femme forte. Les divers profils de son entourage donnent l’image d’un Royaume vivant et réel, chacun essayant de garantir sa place dans une hiérarchie cruelle. C’est là que Beauté y apprendra le principe d’émancipation et dépassera ses propres insécurités, même si cela lui prendra du temps.

On sort de l’histoire avec une morale claire : celle de ne pas laisser la beauté physique être son seul atout. Il est tout à fait permis, voire recommandé, de valoriser son intelligence, sa force, ou encore sa malice. D’ailleurs, pourquoi le seul don valable pour une femme serait celui de la beauté physique ? Une princesse n’est-elle vraiment définie que par cela ?

Même en tant que dame de la haute société, sa position reste précaire : elle est tellement bête qu’il n’y a que sa beauté pour la sauver. La vie qu’elle mène est profondément superficielle. C’est une fois qu’elle a chuté du trône qu’elle prend conscience des problèmes sociétaux et qu’elle commence à vraiment remettre en question les mythes qui entourent son monde.

En effet, il est important de se questionner sur pourquoi les injonctions ont autant de place dans notre société : à qui profitent-elles ? La beauté est-elle vraiment la seule et unique forme possible d’existence pour une femme ? Et si on pouvait exiger plus qu’un joli minois pour se faire respecter ?

Données techniques

  • Par Kerascoët et Hubert
  • Editions Dupuis, 2011- 2013

Les points forts

  • Bouscule les codes des contes, et par conséquent les stéréotypes.
  • Encourage à réfléchir par soi-même et à regarder au-delà des standards imposés par la société.
  • Promeut la solidarité envers une autorité injuste : en s’y mettant à plusieurs, on peut accomplir beaucoup.
  • Rebondissements intéressants permettant d’éviter une morale manichéenne.

Les points faibles

  • Les comportements de Beauté sont tellement poussés qu’ils peuvent en devenir caricaturaux. Ne vous arrêtez pas à la première impression 😉 …
  • Traitement graphique parfois tellement inégal, excessivement relâché par endroits, ce qui peut briser l’immersion.
  • Même si cela est pertinent dans l’histoire, la sexualisation pas toujours consentie de Beauté peut ne pas être au goût de tous.