TRIGGER WARNING

— Drogues, violences, abus sexuels, dépression —

On pourrait se demander où se trouve le lien entre le féminisme et le récit d’une pauvre gosse menant malgré elle une vie aux mœurs ambiguës. Et pourtant, notre héroïne Minnie est pleine de ressources ; bien plus qu’elle ne le croit du moins.

Les affres de l’adolescence

Phoebe Gloeckner nous livre, ou plutôt nous jette à la figure un récit semi-autobiographique aussi cru que détonnant. Romancière, illustratrice scientifique, et autrice de comics, elle offre ici un délicieux mélange de styles pour raconter l’histoire de Minnie, une adolescente de quinze ans essayant de trouver sa place dans le San Francisco des années 70.

Les questionnements de la jeune fille se heurtent ainsi à l’ambiance se voulant libérée de l’époque post-hippie. On comprend très rapidement qu’elle entretient une liaison avec le nouveau compagnon de sa mère, un loser trentenaire nommé Monroe. Loin d’éprouver des scrupules, celui-ci profite régulièrement de sa naïveté jusqu’à finir par l’abandonner froidement quand elle commence à éprouver des sentiments pour lui.

L’histoire aborde la soif d’émancipation de Minnie, mais aussi les écueils auxquels elle fait face. Ignorée par ses parents biologiques (sauf quand elle peut leur servir de bouche-trou), ne se sentant à sa place nulle part et voulant devenir une grande artiste, ses doutes ne font que la perdre à mesure qu’elle s’enfonce dans des excès allant toujours plus loin : relations sans lendemain avec des partenaires deux fois plus vieux qu’elle, drogues, alcool, dépression, ainsi qu’un court passage à la rue.

Son besoin d’être aimée saute à la figure. Elle veut savoir où elle en est. Que veut dire « devenir une femme » dans ces conditions ?

Naïve et crue dans ses propos, on accompagne la protagoniste dans chaque étape de son évolution. Bien que provoquant de la compassion, on a parfois, en tant qu’adulte, envie de remonter les bretelles de Minnie et de l’envoyer souffler deux minutes. Dramatiques et à fleur de peau, ses raisonnements immatures peuvent exaspérer au fil de la lecture. Peut-être est-ce là le but de l’autrice : avoir pitié de quelqu’un ne veut pas dire laisser passer tout et n’importe quoi…

Un exercice de style

Tantôt de la prose, tantôt des planches de BD (parfois signées par l’héroïne elle-même et reconnaissables à leur trait hésitant), on a entre les mains un roman graphique présenté de manière originale. Le style semi-réaliste de l’autrice retranscrit bien la vie de Minnie. On y retrouve des références régulières à l’artiste Robert Crumb, contemporain de notre héroïne. Jamais obscènes, mais toujours glauques, les dessins présentent une héroïne toute en nuances de gris qui a bien du mal à sortir des ténèbres.
Si le texte (le « journal intime ») a ce ton brut de décoffrage propre à Minnie, la bande-dessinée, elle, montre un point de vue moins naïf. Le ton spontané est toujours présent, mais les nombreux plans rapprochés sur les visages permettent au public d’accompagner Minnie, et les cases se focalisant sur des parties précises de bon nombre de ses interlocuteurs (bouches, décolletés, voire entrejambes) donnent l’impression que les adultes sont ici les spectateurs. Subit-elle le regard de tout le monde ?

– Tu vas me détester…
– Impossible – on a vécu tellement de choses, toi et moi…

– Je t’aime.
– …On arrive près de ton lycée. Je me gare une minute ou deux.

Plus qu’une simple mise à distance, l’alternance des modes de narration permet de prendre du recul sur le point de vue de Minnie et de mieux saisir le fossé qui la sépare du monde des adultes. Bien qu’elle veuille le rejoindre, on sent qu’elle n’est vue que comme un accessoire par ceux de l’autre côté, et qu’elle sera renvoyée à sa place une fois son devoir accompli. Rares sont les adultes qui la prennent au sérieux ; ceux-ci n’ont finalement pas une si grande place dans le livre. On saisit la détresse que peut ressentir une jeune fille dans ces conditions.

Fuyant son entourage aux relents de prédateurs, on suit Minnie dans la suite de son émancipation ; la vraie, cette fois-ci. Celle où elle décide de ne se plaire qu’à elle-même, sans se cacher derrière l’approbation d’autrui ni de substances variées. Celle où sa colère sera dirigée non pas vers elle-même mais vers le monde. Un début de colère féministe, maladroite certes, toujours aussi naïvement exprimée, mais bien ancrée. Le chemin sera long pour elle mais le résultat en vaudra la peine.

The Diary of a Teenage Girl est un livre qui se relit à différents âges. Celui de Minnie, puis celui des personnes plus vieilles faisant partie de sa vie. À chaque étape, on comprend un peu mieux l’horreur dans laquelle elle est prise et l’importance de parler et d’accompagner les jeunes dans leur prise d’indépendance. Oser exprimer son mal-être, mais surtout oser protéger un jeune qui en a besoin, c’est diminuer les risques de sombrer chez bon nombre d’entre eux.

L’image de la femme, actuelle au possible

Après tout, ce n’est pas parce que les affres du flower power sont derrière nous que les abus ont cessé. De nouveaux enjeux se développent pour chaque génération d’adolescentes en quête de sens. Devons-nous les laisser se construire d’après les modèles préfabriqués et normés de la société, ou est-il plus pertinent de les pousser à développer un certain esprit critique vis-à-vis de la place réservée aux femmes ?

Minnie nous présente malgré elle un miroir de nos propres contradictions. Sois belle et jeune, mais pas trop ; ne sois pas trop immature. Mais attention, une femme aussi vieille que ta propre mère sera laissée sur le bas-côté. Qui ne se reconnaît pas dans ces injonctions contradictoires ? Et si nous étions toutes Minnie, à divers degrés ? Si le sexisme touche une héroïne de papier, qu’en sera-t-il de nous, individus de chair et de sang ?

Voir Minnie se débattre avec ces questions impose au lecteur une réflexion dûe depuis bien longtemps : celle non seulement de l’émancipation, mais aussi de la signification que celle-ci revêt pour chaque jeune fille. Doivent-elles vraiment se forger à travers les violences sexistes et sexuelles ? Et si leur valeur pouvait s’étendre à d’autres domaines que la sexualité ?

Notre protagoniste pave la route en s’ouvrant à l’art et en nourrissant sa curiosité après s’être éraflée sur bien des écueils. N’est-ce pas là une belle métaphore de l’éveil féministe de beaucoup d’entre nous ?

Je ne me souviens pas de ma naissance.

Après tout, Gloeckner elle-même nous montre, à travers ce récit personnel, que le passage à l’âge adulte ne se fait pas toujours sans heurts. Et ce très simplement : 

À toutes les filles qui ont grandi.

Données techniques

  • Autrice : Phoebe Gloeckner
  • Version originelle : The Diary of a Teenage Girl, éditions Frog Books, 2002
  • Version française : Vite, trop vite, éditions La Belle Colère, 2015

Les points forts

  • Un trait franc et semi-réaliste, juste assez pour nous plonger dans la vie de Minnie
  • Une histoire qui touche plus de gens qu’on ne le croit
  • Plusieurs niveaux de lecture possible, à mesure que l’on vieillit
  • Une ode subtile à l’émancipation et à la remise en question des diktats
  • Un vrai sentiment d’injustice qui fera place au bouquet final

Les points faibles

  • Une héroïne parfois un peu répétitive dans ses réflexions