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— rien à signaler —
Magasin Général est le résultat d’une collaboration entre deux auteurs, relatant en neuf tomes (!) les tranches de vie des habitants d’un village Québécois, Notre-Dame-des-Lacs.
Parue de 2006 à 2014, l’histoire est un travail d’équipe réalisé par JeanLouis Tripp (Extases) et Régis Loisel (La Quête de l’Oiseau du Temps).
Mais qui sont les habitants de Notre-Dame-des-Lacs ? Comment un si petit village perdu dans la campagne québécoise, au tout début des années folles, va-t-il peu à peu lâcher prise avec les valeurs conservatrices pour s’ouvrir au monde et à de nouveaux rôles sociaux ? Et si cela passait par dire “merde” aux conventions ?
C’est une histoire donnant la part belle aux femmes ; Marie, le personnage principal, apprend peu à peu à se rebeller contre les diktats qu’on lui impose et à refuser de jouer les martyrs comme le voudrait son statut de veuve. Elle ne veut pas non plus vivre pour autrui (à l’instar de son magasin, elle donne encore et toujours sans rien attendre en retour).
À mesure que l’histoire avance, elle apprend à poser ses limites. La morale de l’histoire va cependant bien plus loin que Marie ; chacun a droit au respect et à la rédemption, à condition de faire un pas vers autrui. En témoignent les nombreuses tranches de vie illustrées dans ces neuf tomes.
Une existence enclavée
L’histoire démarre en trombe avec un enterrement. L’époux de Marie vient de rendre l’âme. Sa veuve a la quarantaine et doit désormais gérer seule le magasin général, point central du village puisqu’il fait office de lien avec l’extérieur. Les hommes sont partis en campagne d’hiver : chasse et vente de ressources les emmènent loin de leurs familles chaque année. On se retrouve donc dans une bulle presque entièrement féminine.
Cette routine est interrompue par l’arrivée d’un élément perturbateur : Serge, un fringant motard, vétérinaire, et cuisinier en rade. Ancien combattant de la grande guerre, il arrive du vieux continent et voyage à travers le Québec.
Marie, prenant les devants, ouvre le bal avec un premier scandale : en hébergeant gracieusement Serge dans sa chambre d’amis, les ouailles du village hurlent à l’indécence. Qui est donc cet homme venu de l’extérieur ?
Au fur et à mesure que le récit avance, Serge apporte le vent du progrès à la communauté, avec toute la douceur du monde. Malgré la méfiance initiale des villageois, ceux-ci se laisseront prendre au jeu et découvriront petit à petit un homme plein de ressources qui bouscule malgré lui l’ordre établi.
Chaque habitant a, en effet, sa propre histoire. Rien n’est laissé au hasard et les liens, les amours, disputes, et autres étapes de vie rythment la narration. Marie et Serge font office de point de pivot mais leurs voisins vont peu à peu les rejoindre dans leur évolution ; seuls les hommes, longuement absents durant les mois froids, seront difficiles à apprivoiser. Fiers représentants de l’ordre établi, ils ont peur de perdre leur statut en laissant Serge poser sa marque sur les lieux en leur absence. Même lorsque leur méfiance atteint des sommets, la situation devient une occasion d’apprendre. Les femmes se rebiffent et les laissent méditer sur leur comportement et Serge lui-même leur tend une main compréhensive : c’est ensemble que le changement se fait.
Le récit nous met face aux nombreuses problématiques rythmant les vies de chacun : handicap et enjeux liés à l’accompagnement, fin de vie, remise en question des normes de genre et de sexualité, parentalité. Ainsi va la vie à Notre-Dame-des-Lacs. Plutôt que de cacher la réalité au lecteur, on l’invite à s’immerger dans la vie locale.
BD ou documentaire ?
À la suite de cette collaboration, on remarquera une influence durable du style de Loisel sur le dessin de Tripp. En effet, le premier pose les bases en se chargeant des planches préparatoires (le storyboard), quand le second s’occupe du trait. La mise en couleur vient compléter le tout en donnant l’impression de baigner dans l’air de la campagne ; les lumières douces, jusqu’au détail des mouches et des pollens flottant dans l’air… on sentirait presque le purin alentour ! Chaque personnage est une véritable “gueule” (même les femmes, chose suffisamment rare pour être mentionnée) dotée de sa personnalité propre.
Le paradoxe entre les expressions parfois “cartoon” des personnages et le semi-réalisme du dessin leur donne une existence parfaitement crédible. Mention spéciale aux accouchements, nombreux dans l’histoire. La mise en scène se veut cinématographique et le lecteur est plongé au cœur de l’action avec de nombreux gros plans et des scènes de foule. On pourrait croire à une équipe se promenant dans les rues, caméra sur l’épaule, guettant le prochain événement. On se retrouve entièrement inclus dans l’action. À noter également la voix off narratrice, peu avare en remarques acerbes, qui n’est autre que… le défunt époux de Marie. Peut-on le voir comme un symbole mourant des vieilles traditions ?
La minutie se retrouve jusque dans la qualité des dialogues : tous deux français, les auteurs ont fait appel à un auteur montréalais. Il leur fallait en effet trouver un équilibre convaincant pour ne léser ni les français, ni les québécois dans leur lecture en évitant la caricature inutile.
Le résultat final donne ici une véritable galerie de portraits où l’on se régale à faire connaissance avec chaque nouvelle tête. Cela dit, le nombre de villageois peut rendre la trame narrative un peu compliquée à suivre dès lors que l’on s’éloigne des personnages principaux. Rien de grave ici, et on est bien entendu libre de revenir en arrière pour comprendre qui est qui.
Partager les tâches… et le pouvoir !
Afin d’imposer le respect longuement dû de leurs époux, les congénères de Marie font la grève et apprennent à dire “non” aux importuns. Faire la vaisselle ? Non ! Laver la chemise de monsieur ? Non ! Partager son nounours ? Non ! Et au lit ?… NON !
Toujours montré avec un ton humoristique, cet élan vers l’indépendance ne concerne pas que la gente féminine. Les hommes apprennent à s’adoucir et à être plus à l’écoute. Les plus vulnérables sont soignés et entourés par toute la communauté.
Il est même question de libération sexuelle à travers l’exploration de Marie, démontrée sans fausse pudeur. On l’accompagne dans ses exploits mais aussi ses déboires…, et quelques gaffes. Même les personnages de fiction ratent parfois leur coup et cela apporte un véritable vent de fraîcheur à l’histoire. C’est somme toute en se trompant qu’on apprend. Et Marie apprend vite.
Le simple fait que Marie privilégie sa survie aux bonnes mœurs, qui l’obligeraient à rester endeuillée de longues années, démontre l’avancée de sa réflexion personnelle. Il faut bien faire tourner la boutique, et il n’y a qu’elle qui puisse s’y coller. Rester en femme vulnérable et esseulée ne l’avancera pas plus loin.
Il est difficile de reprocher un vrai manque à l’histoire tant elle est riche en détails, et fourmillante de points intéressants. Le travail titanesque des auteurs sur toutes ces années a achevé avec succès l’évolution d’un microcosme qui nous fait regretter de refermer le dernier livre. Cependant, il aurait peut-être été intéressant d’insister sur l’éducation des enfants et nouveaux-nés : vont-ils suivre le mouvement lancé par Marie et sa clique, ou se réfugier à nouveau dans les valeurs d’antan ? Est-ce que l’ouverture au monde du village va perdurer au-delà de cette génération ?
Données techniques
- Auteurs: Régis Loisel et Jean-Louis Tripp
- Editions Casterman, 2006-2014
Les points forts
- Ton subversif, près d’un siècle plus tard, cette histoire reste pertinente.
- Morale forte : laisser de la place aux autres ne veut pas forcément dire perdre la sienne.
Les points faibles
- Parfois un peu trop d’informations, difficile de lier certains points entre eux. Des pauses dans la lecture sont conseillées pour bien assimiler les histoires.