TRIGGER WARNING

— Inceste, violence envers les animaux, dépression —

“Peau de Mille Bêtes” est une bande dessinée inspirée de “Peau d’Âne” qui ne manque pas de piquant écrite et illustrée par Stéphane Fert en 2019. L’auteur n’en est pas à sa première histoire inspirée de conte et de légende puisqu’il écrit en 2016 “Morgane” qui reprend la légende Arthurienne. Si la thématique des contes vous intéresse, vous serez heureux d’apprendre que celui-ci a sorti récemment “La Marche Brume” dont le personnage central est une ogresse comme dans “Peau de Mille Bêtes”. Pour revenir à nos moutons, si cette BD est un conte moderne, elle ne ressemble en rien aux légères histoires de notre enfance et ce malgré les traits doux et ronds du pinceau de Fert. Ici, on se retrouve plongé dans une thématique principale sordide avec un humour dénonciateur. Bien que cette bande dessinée soit accessible à un large public, il est important de noter la présence de certaines thématiques qui pourraient ne pas convenir aux lecteurs les plus jeunes (violence envers les animaux, scène de sexe, etc.). Tout l’art de l’auteur réside dans sa capacité à suggérer l’horreur avec une subtilité remarquable.

Un style de dessin et un scénario libres

Les teintes prédominantes de bleu et de mauve nous plongent dans un tourbillon légèrement flou, créant une atmosphère de rêve. Cette sensation est accentuée par les traits de pinceau numérique de l’artiste qui rappellent davantage des esquisses que des dessins finis. Ce style assez particulier apporte beaucoup de liberté à l’ensemble et permet une interprétation des images. L’histoire est présentée de manière non linéaire, en accord avec la liberté que l’auteur s’est octroyée dans ses dessins. Les personnages ne suivent pas des proportions strictes, mais leur taille varie en fonction des situations. Ainsi, la princesse peut soudainement devenir une géante, terrifiant les autres personnages. Cela semble se produire quand elle déborde de colère et s’abandonne à son côté ogresse. Est-ce que la princesse change réellement de taille à cause de la malédiction de son père? Ou bien est-ce une métaphore pour la rendre plus monstrueuse? Difficile à dire. L’auteur recourt à des superlatifs visuels de la même manière qu’un conteur narrerait une histoire en utilisant des exagérations.

Un style de dessin et un scénario libres

Cette œuvre réinvente le conte de “Peau d’Âne” écrit par Charles Perrault. Si cette histoire n’est pas aussi connue que d’autres contes pour enfants, c’est en grande partie en raison de son thème central, l’inceste. “Peau d’Âne” est empreint de noirceur, tout comme la bande dessinée de Fert, même si elle y ajoute des dialogues empreints d’humour. On y retrouve un roi désireux d’épouser sa propre fille après la mort de son épouse, une rencontre amoureuse avec un prince lors de la fuite de la princesse, ainsi que le thème des robes. Dans le conte original, la princesse demande des robes impossibles à réaliser à son père pour éviter le mariage, tandis que dans la BD, le roi crée des robes magiques pour contraindre sa femme à rester à ses côtés et pour affubler sa fille d’un comportement d’ogresse.

L’histoire débute en nous présentant Lou, un prince en provenance d’un lointain royaume. Ce jeune homme, de petite taille et d’apparence frêle, est loin de correspondre au stéréotype du prince charmant que l’on trouve généralement dans les contes. Pourtant, c’est à travers ses yeux que nous découvrons cette histoire, bien que la majeure partie du récit soit centrée sur la princesse Ronce qu’il rencontrera par hasard. Née d’une fleur, elle est une ogresse, et son père, désintéressé par elle, la confie à la forêt pour être élevée par les bêtes après le décès de sa mère. Cependant, lorsque la jeune princesse devient adulte, l’intérêt du roi pour sa fille revient de manière tout à fait inappropriée. Pour la châtier de son refus, son père jette un sort à Ronce, la contraignant à fuir loin de tout, et en particulier, loin de Lou.

Renverser les codes des contes classiques

Cette BD présente des éléments typiques des contes, tels que les bonnes fées, les châteaux, les objets magiques, et les chevaliers. Cependant, tous ces éléments sont réinventés pour créer une histoire finalement assez féministe. Les codes du conte sont complètement chamboulés, mais sans tomber dans le cliché de l’inversion totale. Par exemple, on retrouve le schéma assez classique de la jeune fille ignorante de la vie qui sera instruite par un homme cultivé. Cependant, plus loin dans le récit, ce personnage masculin réfléchit à cette situation et se rend compte que ce qu’il a fait était du bon gros mansplaining et que ce n’était pas bien.

Ni Ronce ni Lou ne correspondent aux personnages typiques de la princesse et du prince des contes classiques. Ronce se distingue par sa grande taille et un caractère plutôt robuste. Bien qu’elle affiche de la confiance en elle, sa connaissance limitée de la vie en dehors de la forêt la pousse à entreprendre un voyage intérieur. La malédiction de son père ne facilite en rien cette quête, plongeant plutôt Ronce dans une profonde dépression.

Quant à Lou, il est de petite stature, et bien que l’on souligne son apparence frêle, notamment à travers les remarques de la bonne fée qui fait carrément du “body shaming” à son encontre, cela vise surtout à accentuer sa différence par rapport au prince conventionnel. Au fil de l’histoire, son côté féminin devient de plus en plus marqué, à un point tel que certains pourraient le prendre pour un personnage féminin, voire non binaire ou trans.

Conclusion

En définitive, cette bande dessinée offre une expérience subversive des plus agréables. Elle parvient à jouer avec les attentes des contes traditionnels sans pour autant renverser complètement ces conventions. Les illustrations de Stéphane Fert ne se limitent pas à leur beauté, elles nous immergent pleinement dans une atmosphère de conte, empreinte de ténèbres. Si, tout comme moi, vous êtes agacés par certains passages qui reprennent des éléments typiques des contes (encore un baiser volé dans une forêt par ici et une princesse sauvée par là), la conclusion de l’histoire m’a beaucoup plu et a réussi à équilibrer ces petits détails. Au final, le principal inconvénient de cette bande dessinée réside dans le choix de la police d’écriture, qui peut parfois rendre la lecture difficile et poser des problèmes aux lecteurs dyslexiques.

Données techniques

  • Auteurs: Stéphane Fert
  • Editions Delcourt, 2019

Les points forts

  • Des illustrations très belles et douces
  • Sombre et doux à la fois
  • On retrouve les codes des contes mais avec un état d’esprit actuel

Les points faibles

  • Police d’écriture très mal choisie
  • Des passages un peu agaçants.
  • Personnage féminin qui a un peu trop une taille de guêpe