TRIGGER WARNING

— Viol, harcèlement sexuel —

Plongée dans un enfer invisible…

En proie au silence est une des œuvres phare d’Akane Torikai, auteure japonaise en vogue actuellement, connue et appréciée pour ses histoires dérangeantes de réalisme. Parue sur le sol français courant 2020, la série s’étend sur 8 tomes aux éditions Akata, qui nous présente son travail au travers d’ouvrages d’une certaine épaisseur, ce qui n’est hélas pas toujours la norme dans l’univers du manga. Dans les petits bijoux du même genre, on peut citer également de la même auteure l’excellente série Saturn Return, parue également chez Akata au début de l’année 2022 (et toujours en cours), dont je reparlerai certainement dans une prochaine chronique.

Misuzu, milieu de la vingtaine, est enseignante dans une classe de lycéens; ses journées relativement monotones en apparence laissent découvrir une jeune femme portant un regard acéré, mais aussi passablement critique et acerbe sur la société, les enjeux de pouvoir et les hiérarchies la parcourant transversalement. Son rôle de professeur ne laisse pourtant entrevoir qu’une femme banale et sans histoire, au masque impassible. Une femme comme tant d’autres subissant la mysoginie d’un patriarcat visible présent au quotidien, rendue notamment visible au travers de la “valeur” que les hommes attribuent aux femmes, valeur donnée selon la vision intérieure de Misuzu par son statut sexuel. 

Le lecteur plonge pourtant rapidement dans l’autre face de son quotidien, hautement insécuritaire, lorsqu’il fait connaissance du personnage d’Hayafuji, futur mari de sa meilleure amie Minako…et avec qui elle entretient des rapports sous emprise psychologique depuis de nombreuses années. Nous découvrons rapidement une galerie de personnages complexes venant s’ajouter à ces trois protagonistes, notamment avec l’arrivée du jeune Niizuma, élève de Misuzu. Ce dernier, prenant à contrepieds l’image classique du lycéen japonais, se révèle être par la suite la clef de voûte qui marquera le début du changement pour Misuzu, mais aussi le réveil de quelque chose de trop longtemps enfoui, tapi au fond d’elle-même. 

Si une telle disposition des protagonistes peut en apparence sembler simple et classique, le lecteur perçoit dès le premier tome toute la tension qui habitent les rapports entre ces quatre personnages. Misuzu, prisonnière du chantage d’Hayafuji, (ce dernier menaçant à longueur de temps de balancer à sa petite amie leur ébats, afin de garder sous contrôle psychologique et sexuel la jeune professeure), apparaît dans la configuration initiale encore davantage prisonnière d’elle-même. Le temps s’étant en effet arrêté pour elle le jour où son harceleur l’a dépucelée de force alors qu’ils se trouvaient dans l’appartement de Minako en l’absence de cette dernière (partie acheter des cigarettes pour son cher et tendre, sur demande planifiée de ce dernier). En perte de repères et de confiance pour elle-même, mais aussi en l’humain, Misuzu tente péniblement de se reconstruire depuis. 

Véritable danger public (on va rester polis le temps de cette chronique); on le verra du reste fréquemment initier des situations de prédation vis à vis des femmes tout au long du manga. Une bonne partie de ces scènes sont d’ailleurs plus qu’explicites, autant visuellement que dans la tension psychologique souvent extrême subie par ses victimes au fil des pages. D’où le trigger warning en début d’article; si vous avez des sensibilités sur de tels sujets, c’est une lecture que je recommande d’aborder avec une certaine prudence… voir que je déconseille, malgré l’excellence de sa narration. 

En proie au silence est donc la longue descente aux enfers de Misuzu, que l’on rejoint dans un combat qu’elle ne pourra définitivement pas gagner seule, bien que le silence quant à sa condition ait dominé sa vie durant de nombreuses années (d’où le titre du manga). Le récit gagne encore davantage en profondeur avec l’émergence de personnages tels que Reina, jolie et naïve assistante dentaire prise de force puis tombée amoureuse de son bourreau, ou encore de son amie, lucide devant une telle situation, et qui fera tout pour la protéger. Des personnages secondaires qui s’avèrent extrêmement complexes et qui étonnent plus d’une fois, à l’instar de la superficielle et en apparence naïve Minako (fiancée d’Hayafuji) qui s’avère également d’une force de caractère et d’une profondeur insoupçonnée au fil du récit. 

C’est pourtant le jeune Niizuma qui sera le phare dans la longue nuit de Misuzu; néanmoins l’auteur ne nous met pas d’emblée dans la disposition fantasmée de la prof qui sort avec son élève, qui plus est de dix ans son cadet. C’est même tout l’inverse ; leur récit commun est tout au long des huit tomes semé d’embûches, et ne promet en rien une fin heureuse. Le jeune élève, un homme, redonnera pourtant un peu de confiance en ces derniers à Misuzu, elle qui a vécu depuis si longtemps seule dans sa tour d’ivoire, sentimentalement parlant. 

Se claquemurer pour se protéger, son mode de défense et de fonctionnement face à Hayafuji résonne ici aussi bien trop juste avec le réel. C’est pourtant toute la sensibilité et la volonté de son élève qui la fera revenir parmi les vivants; et qui, un peu aussi, nous redonnera un peu d’espoir dans le fait qu’il existe aussi des hommes alliés, de ceux qui sont encore malheureusement parfois encore bien trop silencieux face aux violences, nombreuses, faites aux femmes dans leur quotidien. Restent ici des questions fines, que je vous laisserai découvrir au fil du récit; notamment pourquoi Misuzu reste dans de tels rapports abusifs, alors qu’une personne en apparence sensée suggérerait en premier lieu de dénoncer son prédateur aux autorités? 

Rarement un manga m’avait permis de moments de lectures aussi intenses, mais également aussi dérangeants. Ce qui est malsain n’est ici en rien la plume ni le trait de l’auteure, mais bien le personnage d’Hayafuji, forcément construit pour représenter l’horreur absolue face à des femmes à qui la société ne laisse finalement que peu de possibilités de défense. Rarement également un personnage n’avait provoqué chez moi une antipathie aussi viscérale; pari donc réussi certainement pour l’auteure. 

Une lecture indispensable, mais aussi difficile, dont on ressort néanmoins en ayant réellement pris quelque chose pour soi, mais aussi pour la condition féminine de manière plus globale. A recommander chaudement néanmoins, aux femmes comme aux hommes qui souhaitent appréhender un tel type de récit. A noter que sur un sujet similaire, on peut également retrouver le manga Moi aussi, de Reiko Momochi (aussi en chronique sur Femigeeks!), qui bien que qualitativement moins bon a le mérite de mettre en lumière un sujet encore tabou au Japon. Espérons qu’Akata continuera à proposer de tels récits et d’une telle qualité; si la parole se libère de la part des victimes, la majeure partie d’entre elles sont encore contraintes, de manière implicites ou explicites, à la solitude et au silence.

Données techniques

  • Scénariste et dessinatrice : Torikai Akane
  • Editeur: Akata
  • Dates de publication: janvier 2020

Les points forts

  • Des tomes de bonne facture, aux nombreuses pages et à une jaquette bien travaillée
  • Des personnages riches et complexes, et jamais manichéens dans leurs traitement
  • Un traitement des personnages secondaires hautement qualitatif (ça fait plaisir!)
  • Un scénario également complexe, viscéral, qui réserve de “belles” surprises 
  • Un sujet actuel, et encore trop tabou au Japon; de l’importance d’en parler! 
  • 8 tomes, une longueur idéale selon moi pour un manga!

Les points faibles

  • Traitement d’un sujet délicat de manière crue, violente. Ne conviendra pas à toutes
  • Point de vue culturel oblige, certaines injonction ou comportements seront parfois mal compris par les lecteur.ices occidentaux